Lettre du philosophe Giordano Bruno au roi Henri III

Le 20.01.2024

Datée d’avril 1581 et envoyée après son départ de Toulouse vers Paris, voici une lettre du philosophe Giordano Bruno au roi Henri III en son palais du Louvre, courrier apocryphe retrouvé dans le grenier de Louis-Auguste Blanqui après son décès en janvier 1881 ; la façon dont cette lettre s’était retrouvée en sa possession est passablement épique.

En mai 1871, lors des troubles liés à la Commune, les Tuileries avaient été réduites en cendres, faisant redouter une propagation de l’incendie vers la Grande Galerie du Louvre et semant la panique dans le musée. C’est à ce moment précis que Blanqui avait été transféré à la prison de Morlaix d’où il avait eu vent du drame ; or, dans sa solitude, il avait commencé à se documenter sur l’astronomie et « L’éternité des astres ». Au nombre de ses proches connaissances figurait un bibliothécaire du Louvre, ami qu’il avait contacté du fond de sa cellule pour le prier de subtiliser des documents « égarés » à la faveur de la débâcle, ouvrages se référant principalement au règne d’Henri III et à l’ésotérisme.

Or l’employé n’avait pu mettre la main que sur la présente lettre, celle qui nous occupe ; par chance, elle n’avait pas été répertoriée, ce qui rendait la faute vénielle. Il l’envoya ensuite à une adresse parisienne de Blanqui, qui devait la récupérer bien plus tard, en 1879. Mais donnons la parole à Giordano Bruno :   

« Sire, chère âme sœur, et grand homme de sciences,

J’ai l’honneur insigne et le bonheur d’être enfin accueilli dans Votre Louvre. Avant de pouvoir aborder certains sujets de vive voix avec Votre Majesté, voici ce dont je souhaiterais m’entretenir lorsque nous nous verrons. Merci de m’accorder Votre indulgence, mais mon message est touffu comme l’espace infini qui nous héberge.

Nous sommes inclus dans une infinité d’univers enchâssés aux dimensions et aux formes multiples et incommensurables ; caractérisé par un espace-temps particulier, chacun est régi par des lois physiques propres, et il est donc singulier, même s’il peut connaître des doublons, une infinité de doublons… Étudier ces innombrables mondes, nécessiterait de recruter une infinité d’atomistes et d’alchimistes dont chacun serait spécialisé dans un seul et unique système, afin de ne pas se disperser ou de polluer les autres investigateurs. Ces myriades d’univers ne livreraient leurs secrets qu’au bout d’une infinité d’années…

Quant à nous, pauvres contemporains : outre les deux infinis que nous entrevoyons sans parvenir à les appréhender, nous peinons à imaginer qu’il puisse en exister une infinité d’autres. Si le cosmologiste s’y risque, il y trouve à boire et à manger, mais souvent, il prend pour un petit pain ce qui n’est qu’un mirage, et a l’impression d’une dilatation quand on n’a affaire qu’à une contraction dilatée. Allez y comprendre quelque chose ! Le fait est qu’il n’y a rien à comprendre.

Nous sommes à l’image d’un être mille fois plus ténu qu’une puce et perdu dans un jardin, être qu’on observerait à l’aide une lentille de Janssen. L’animalcule chemine et pense que le monde est vert et mou. Puis il rencontre une pierre et en conclut qu’il peut être dur, gris et glacé. Plus loin, il bute sur une souris en train de dormir, et se dit qu’il peut également être mou, rose et chaud. Derrière la souris, il bute sur un morceau de pain abandonné là, et en tire d’autres conclusions au moment même où un oiseau, qu’il ne peut voir, s’envole avec ledit quignon, et il reste perplexe… Des semaines plus tard, il tombe dans l’eau d’un bassin, et découvre que l’univers est également transparent, insaisissable et tantôt froid ou chaud, au moment-même où une larve de moustique avale notre animalcule explorateur, lequel va être conduit à formuler d’autres conclusions… Il mettra ainsi des vies à chercher, à découvrir, à douter puis à être certain, et à douter encore.

Ainsi en va-t-il de l’homme émettant sans cesse de nouveaux principes cosmologiques ou atomiques remis sans cesse en question par d’autres chercheurs, et pour cause, le jardin de la bestiole recèle d’innombrables formes et dimensions…

De tout cela, il découle que nous sommes nous-mêmes constitués de galaxies, d’une infinité de mondes enchâssés les uns dans les autres, mais également pleins de vide, et en tout cas sans limites nettes avec ce qui nous entoure. Ainsi sommes-nous à la fois des géants et des animalcules…

Ce que nous appelons ‘univers’, je le rebaptise HOLODINATOS, le grec étant plus maniable que le latin TOTUSPOSSIBILIS. Or nous baignons dans l’holodinate, le tout possible, donc, ce qui peut nous dispenser de nous casser la tête pendant des siècles à comprendre le pourquoi du comment et inversement… Le poète latin Horace avait exprimé cette idée de manière plus charmante en parlant de carpe diem.

Pardonnez-moi, Sire, mais étant épuisé par ce voyage qui commence et les tressautements de la diligence,  je poursuivrai ce raisonnement dans ma lettre de demain. »

Votre serviteur dévoué,

Giordano Bruno

(inspiré par le roman Boulevard et Trébuchet de Vincent Lepalestel)